« Mon épouse », « ma femme », « madame Godin », c’est ainsi que la désigne Jean Godin dans la lettre qu’il adresse de Saint-Amand à La Condamine le 28 juillet 1773, un mois après son retour en France, qu’il avait quittée trente-huit ans plus tôt. Cette lettre, publiée par La Condamine, fera entrer Jean et son épouse dans l’histoire Et nous, comment devons-nous la désigner ? Quel est son nom « complet et véritable » ? Nous allons nous efforcer de répondre à cette question.
Pedro Robles Chambers, homme de lettres et généalogiste équatorien, ayant découvert l’acte de baptême de madame Godin dans les archives de la cathédrale de Guayaquil, publiait en 1941 cette transcription, reprise par Carlos Ortiz Arellano dans Una historia de amor :
« En trenta y uno de enero de mil setecientos y veinte y ochos años, el L. Dn. Joan Ximénes, baptizo, puso olea y crisma, digo el Dr. D. Miguel de Lino, clérigo presbítero, de mi licencia, a Maria Isabel de Jesus, de quince días de edad, hija legítima de Dn. Pedro Gramesón y de Josefa Ricardo ; fueron sus padrinos el Capn. Dn. Miguel de Lavayen y Da. Ana de Santisteban, y para que conste lo firmo. (f.) Dr. Miguel de Los Ríos ».
Nous vous en proposons la traduction suivante :
« Le trente et un janvier de l’an mille sept cents vingt-huit, le L. (Licencié?) Monsieur Joan Ximénes, a baptisé, oint d’huile et de chrême, autorisé par moi, le Docteur Monsieur Miguel de Lino, ecclésiastique, prêtre, Maria Isabel de Jesús, âgée de quinze jours, fille légitime de Monsieur Pedro Gramesón et de Josefa Ricardo ; furent parrain et marraine le Capitaine Monsieur Miguel de Lavayen et Madame Ana de Santisteban, en foi de quoi je signe (signature) Docteur Miguel de Los Rios. »
En matière d’histoire, il ne faut jamais oublier que les gens auxquels nous nous intéressons vivaient dans un environnement matériel profondément différent du nôtre. Leur univers mental (connaissances, croyances, émotions, usages…) était lui aussi bien différent. Parler de « prénoms » en ce qui concerne l’épouse de Jean Godin, ce serait déjà commettre un anachronisme ; ce sont des noms de baptême qu’elle a reçus le 31 janvier 1728. D’ailleurs l’espagnol utilise encore aujourd’hui l’expression nombre(s) de pila, « nom(s) de fonts baptismaux ». Notons au passage que l’acte ne désigne l’enfant baptisé que par son ou ses noms de baptême, qu’il ne préjuge en rien de son nom de famille.
Comment se fait-il que dans son acte de sépulture Maria Isabel de Jesús soit nommée élisabeth ? Très simplement, élisabeth est la forme française d’Isabel. Nous désignons santa Isabel de Hungría comme sainte élisabeth de Hongrie. De même, Isabel, mère de Juan el Bautista et cousine de Maria est pour nous élisabeth, mère de Jean le Baptiste et cousine de Marie.
Un curieux article dont le début a été publié dans la Revista Brazileira du 1er juin 1895 et la suite dans un numéro postérieur, est intitulé D. Isabel Grameson et sous-titré M.me Godin des Odonais. L’auteur en est Domingos Soares Ferreira Penna. Il s’appuie sur des lettres qu’il aurait découvertes dans les archives du gouvernement du Pará pour affirmer que ses proches utilisaient l’hypocoristique (nom affectueux) Chavela.
Quel va être le nom de famille de Maria Isabel de Jesús ? Là encore, il nous faut prendre du recul par rapport à notre époque. Au XVIIIe siècle les individus n’ont pas encore d’identité officielle ni dans le royaume de France ni dans le royaume d’Espagne. Il n’y a pas de papiers d’identité, pas de prescription légale en matière de noms de famille. Il n’existe que des usages, qui peuvent être largement répandus mais présentent quand même des variations.
L’usage qui se répand à cette époque dans le monde hispanique repose sur l’addition de deux noms de famille : l’enfant prend (ou on lui donne) le premier nom de famille de son père puis le premier nom de famille de sa mère. Mais il n’est pas exclu qu’on y ajoute le deuxième nom de famille de son père, ni même qu’on y ajoute encore le deuxième nom de famille de sa mère. Il peut aussi arriver que l’on modifie l’ordre indiqué ci-dessus. Concrètement, Isabel aurait pu se nommer ou être nommée Isabel Gramesón y Ricardo ou bien Isabel Gramesón Ricardo y Bruno ou bien … Arrêtons-nous là. Comme l’affirme Antonio Alfaro de Prado, historiquement parlant, seule compte la question suivante : comment Isabel est-elle nommée ou comment se présente-t-elle au cours de sa vie dans les documents d’époque ?
Dans Una historia de amor, Carlos Ortiz Arellano a publié la transcription suivante de l’acte de mariage de Jean et d’Isabel :
« Por comisión del Sr. Dr. D. Sancho de Segura, Cura Rector de esta Santa Iglesia Catedral, arreglándose a las licencias de uso, pasó a casar y con efecto casó por palabras de presente a Don Juan Godin con Doña Isabel Gramesón, siendo padrinos el Dr. D. Pedro Fernández Salvador y Doña Dionisia Donoso, y sirviendo de testigos el Dr. D. Tomás Fernández Salvador, Don Luis Fernández Salvador y Don Francisco de Ante y Mendoza, Don Carlos María de Lacondamine, Dr D. Joseph de Jussieu y D. Juan Joseph Verguin. Y por ser verdad y que conste lo firmé en este Colegio Real de San Fernando de esta ciudad de San Francisco de Quito en veinte y nueve días del mes de diciembre de mil setecientos y cuarenta y un años.- Fray Domingo Terol Presentado y Rector. – La cual certificación original se me entregó por la parte interesada donde la copié de verbo ad verbum a este libro donde corresponde, además de que consta la licencia concedida por el ordinario y mía, como tal cura rector. Y para que consté la pongo, en Quito, a dos de enero de setecientos y cuarenta y dos. (f) Sancho de Segura ».
Voici la traduction que nous vous proposons (un mot nous est resté incompris) :
« Par commission du Sieur Docteur Monsieur Sancho de Segura, Curé Recteur de cette Sainte église Cathédrale, conformément aux permissions d’usage, j’ai procédé au mariage et en effet uni par paroles de présent Monsieur Jean Godin à Madame Isabel Gramesón, étant parrain et marraine le Docteur Monsieur Pedro Fernandez Salvador et Madame Dionisia Donoso, et faisant fonction de témoins le Docteur Monsieur Tomas Fernandez Salvador, Monsieur Luis Fernandez Salvador et Monsieur Francisco de Ante et Mendoza, Monsieur Charles Marie de Lacondamine, Docteur Monsieur Joseph de Jussieu et Monsieur Jean Joseph Verguin. Et pour que ce soit tenu pour vrai j’ai signé dans ce Collège Royal de Saint Fernand de cette ville de Saint François de Quito le vingt-neuvième jour du mois de décembre de l’an mille sept cents quarante et un. – Frère Domingo Terol [Presentado] et Recteur. – Lequel certificat original il m’a remis au nom des parties intéressées lequel j’ai copié mot pour mot sur le registre correspondant, comportant en outre la permission accordée par l’ordinaire et la mienne, en tant que curé recteur. Et pour que ce soit tenu pour vrai je signe, à Quito, le deux janvier sept cents quarante-deux. (signature) Sancho de Segura ».
Dans le même ouvrage de Carlos Ortiz, on trouve aussi une transcription d’une lettre d’Isabel demandant à une de ses connaissances, Domingo Zapater, de faire le nécessaire pour l’affranchissement de Joaquín, l’esclave de son frère Juan. Cette lettre est signée « Madame Isabel Gramesón ». Mais Carlos Ortiz indique aussi avoir vu apparaître le nom de famille d’Isabel sous la forme Gramesón y Bruno dans un document daté de 1744 (elle et Jean étant déjà mariés). Les deux formes, Gramesón et Gramesón y Bruno sont donc justifiées par leur présence dans des documents d’époque. Mais en matière de noms de famille espagnols on peut remarquer d’une façon générale que la disposition des êtres humains à « faire court » conduit souvent à user du premier nom de famille seul malgré la dualité de principe des noms de famille. Et comme l’ordre des noms de famille introduit une sorte de hiérarchie entre eux, une importance particulière est accordée au premier au détriment du ou des suivants.
Après l’arrivée en France d’Isabel et de son père, Gramesón sera francisé. Voici la transcription que nous vous proposons de l’acte de sépulture d’Isabel :
« L’an mil sept cent quatre-vingt-douze, le vingt-huit septembre, le corps d’élisabeth Grandmaison née au Pérou, province de Quito en Amérique, veuve de Jean-Baptiste Godin Desodonois, décédée d’hier sur cette paroisse, âgée d’environ soixante-quatre ans a été inhumé par moi soussigné en présence des vicaires soussignés. Morlet, curé ».
Voici donc une troisième forme attestée par sa présence dans un document d’époque : élisabeth Grandmaison. Ce n’est pas tout. Les archives départementales du Cher conservent le testament de Jean Godin, écrit le onze mars mille sept cents soixante-seize, dans lequel il désigne son épouse comme « Dame Isabelle de Grandmaison ». Cette nouvelle forme voit apparaître de surcroît la préposition « de » (c’est délibérément que nous ne la qualifions pas de « particule »). L’acte de sépulture du père d’Isabel l’identifie lui aussi comme Pierre Emmanuel de Grand Maison. Et quelques mois avant la mise en terre d’Isabel, quelques jours avant celle de Jean, l’acte de mariage du neveu d’Isabel, venu à Saint-Amand on ne sait quand, le présentait comme Jean Antoine Degrandmaison.
D’ailleurs, dans son testament établi le 20 juillet 1757, la mère d’Isabel désignait son mari comme « le Général Monsieur Pedro de Gramesón y Bruno ». Au royaume d’Espagne comme au royaume de France, on a utilisé en des temps très anciens la préposition « de » pour distinguer deux homonymes, quelle que soit leur condition sociale, en les reliant à un lieu géographique différent. Par exemple, deux Guillermo devenaient l’un Guillermo de Lara, l’autre Guillermo de Castro. Bien naturellement, on l’utilisait aussi pour relier le nom du détenteur de pouvoirs seigneuriaux au nom de sa seigneurie. De ce fait, dans l’un et l’autre royaume, « de » s’est coloré d’un aspect aristocratique bien qu’il soit loin de garantir une ascendance noble. Mais ce qui banalise encore plus « de » dans le monde hispanique, c’est qu’il annonce le nombre de matrimonio d’une femme (son nom d’épouse). En équateur aujourd’hui, Isabel est largement connue comme Isabel de Godin (mais Isabel Gramesón de Godin aurait sans doute mieux convenu à l’usage de l’époque).
En somme, nous serions anachroniques en voulant à tout prix imposer pour nom à Isabel une forme unique désignée comme son nom « complet et véritable ». Il nous faut admettre une certaine flexibilité dans la désignation des personnes à cette époque. C’est une petite faiblesse personnelle que notre tendresse pour Isabel Gramesón, ainsi qu’elle signe sa lettre au sujet de l’affranchissement de Joaquín, lettre qui est le seul écrit de sa main que nous ayons pu avoir sous les yeux.
Par contre, il est une forme que nous devrions bannir absolument, qui est Isabel de [Casamayor]. C’est une construction artificielle. Elle est la traduction des deux mots « maison » et « grande » mais elle ne figure dans aucun document espagnol. Carlos Ortiz le certifie : dans les archives, il n’a jamais rencontré [Casamayor] ni la forme française Grandmaison, mais exclusivement Gramesón, tant pour les membres de la famille que pour leurs esclaves. Il cite Marc Blancpain comme un auteur français qui utilise cette forme erronée, mais on la trouve déjà chez Henri de Laguérenne dont le livre a paru en 1913.
Pour finir, il est bon de signaler que les auteurs qui utilisent la forme Isabella, ou Dona Isabella, comme Henri Froidevaux dans le Journal des américanistes, font l’erreur d’utiliser la forme italienne de son prénom.